Les affamés de Zogbo

Déjà la SBEE, la société d’énergie avait coupé l’électricité,et emporté depuis belle lurette son compteur.

Cette nuit-là toute la maisonnée était dans le noir. Pour pouvoir se déplaceret faire quelque chose, il faudra allumer la torche d’un portable Nokia vieillot dont la batterie est maintenue par une corde élastique.

Il régnait un silence de cimetière dans la maison. On pouvait juste apercevoir des têtes dans cette obscurité opaque. Il arrive qu’on entende ‘’ kpaaa’’ ! C’est un moustique irrespectueux et avide de sang qu’on essaie d’écraser contre sa cuisse ou son bras.

Camellia est assise sur un banc, adossée au mur décrépi de la cuisine. Elle se tournait les pouces, en observant tour à tour son père étendu de l’autre côté dans son fauteuil et ses deux petits frères couchés sur une natte sous le hangar.

Elle écrasa un autre moustique tellement fort que son père sursauta.

Le vieux souffla et se remit dans ses rêveries plein de remord.

Agbankin Govi fut un ancien cheminot à l’OCBN. Avant la mort de cette société de chemin de fer, il s’était déjà retrouvé à la maison, sans rien. Entre temps, il avait conduit zémidjan, taxi moto pour survivre et nourrir sa famille.

Mais souffrant de diabète non soigné et autres maladies incompréhensibles, il fut affaibli et cloué au lit. Une hypertension a fini par le paralyser, le mettant définitivement à terre. Pour se déplacer, il faut qu’on le prenne. Pas d’argent non plus pour acheter une chaise roulante.

La maison où il habite à Zogbo est une location. Bien entendu, il ne pouvait plus payer le loyer. Le propriétaire, une âme généreuse, voyant sa situation a fini par l’épargner des frais de loyer. Mais il y a environ deux semaines, ce propriétaire était venu lui annoncer qu’il a déjàvendu la maison et que le nouveau propriétaire va engager des travaux de rasages du site bientôt. Cette nouvelle a davantage aggravé la santé de Agbankin Govi, natif de Ouinhi.

L’ex cheminot de l’OCBN Agbakin, a mis du temps pour se marier. Il n’avait pas trop la chance de femmes. La plupart du temps, elles ne restaient pas longtemps. L’une d’elles avant de partir avait dit à tout le voisinage qu’il était très nul au lit et qu’il avait une odeur bizarre. Qu’il sentait le gasoil !

Il finit par en avoir une, à l’âge de 48 ans. Une vendeuse ambulante de kola et bonbons du nom de Tchédjo une femme quelconque, baladeuse, sale, qui suit juste l’horloge du temps, la quarantaine aussi et qui dit venir de la région de Bantè, en pays Ifè, au nord du Bénin.

Le couple n’eut pas très vite d’enfants. C’est cinq ans plus tard que Tchédjo conçut. Elle mit au monde une jolie fille que le père a nommée Camellia. Ce nom, il l’a gardé depuis qu’il a vu la fille de son ancien DG de l’OCBN, une beauté aussi. Le jour où Agbankin croisa Camellia la fille de son DG, c’était à l’entrée du bureau de ce dernier. Il était là depuis longtemps. La secrétaire lui avait dit d’attendre dehors.Il n’avait jamais vu la fille auparavant. Il ne savait même pas que c’était la fille du DG. Il était là avant l’arrivée de la fille. Agbankin avait le visage tellement triste que la fille lui demanda ce qui n’allait pas.« Je veux voir DG pour un problème, mais depuis… » La fille le prit par la main et directement, traversa le secrétariat pour entrer dans le bureau de son père qui était étonné de voir sa fille tenant la main d’un Agbakin.

– Camellia… Que se passe-t-il ?

– Papa, quel que soit le problème de ce monsieur, trouvez-lui la solution !

Effectivement, il avait eu solution à son problème immédiatement. Une affaire d’argent. Tout sourire, il s’était incliné pour remercier la fille qui se servait un café de l’autre côté du bureau. « Monsieur Prenez soin de vous et ne vous découragez pas. Soyez fort. Vous êtes un homme non ? »Lui lança-t-elle .Agbakin dans un sourire béatrépond en grommelant « ouais ouais »

Agbankin avait retenu le nom de la fille du DG et promis de le donner à sa fille, le jour il en aura.

Sa femme conçut enfin : une jolie fille qu’il nomma effectivement Camellia.

Le couple enchaina pour avoir deux autres garçons.

Malheureusement, Tchédjo, la femme de Agbankin, rendit l’âme lorsque le dernier garçon n’avait que deux ans….

Camellia a aujourd’hui 17ans. Grande et belle avec de très belles formes !Elle a arrêté l’école en classe de 4ème, l’année dernière, faute de moyens. Une fille de caractère.

Elle veut faire une formation en informatique. Jusqu’à une date récente, elle faisait l’entretiendans une société de gardiennage mais un matin, pendant qu’accroupie, elle nettoyait le bureau du chef personnel, ce dernier a voulu la prendre par derrière. Elle lui balança le balai au visage et sortit du bureau. Le monsieur a manigancé pour qu’on la renvoie, puis la société a pris une autre. Elle se retrouva à la maison.

L’autre grande déception, l’homme avec qui elle sortait et qui l’aidait à survivre et à supporter son père et ses deux frères encore à bas âges, a couché avec sa meilleure amie.

Du coup, elle ne veut plus entendre parler ni d’amour, ni d’amitié. Elle vit retranchée tout comme d’ailleurs sa famille qui est coupée de tout le monde. Ils sont abandonnés à eux-mêmes. Pas d’amis, pas de familles ! Personne !

Camellia était devenue à 17 ans père et mère à la maison. Son père vieillissant était invalide n’avait pas un sous. Il ne comptait que sur sa fille. Parfois, il s’enfermait et pleurait.

Il attendait seulement que la mort vienne l’emporter. Un matin, il dit à l’un de ses petits garçons de lui appeler le mécanicien du coin. Celui-ci vint. Agbakin Govi dit à son fils de sortir sa vieille mobylette BBCT.

– Mécano, voici ma mobylette. Je veux la vendre. Elle peut coûter combien ?

– Papa, cette moto, personne ne voudra l’acheter. Elle est vieille, dépassée et déjà usée. Je vous conseille de la vendre aux ‘’ gankpo gblégblé’’ (acheteurs de ferrailles) qui pullulent partout à Cotonou.

– Tu en connais un ?

– Oui, il y a un site juste vers l’église « Shékhina »

– Ok, mon garçon va te suivre et vous irez me la vendre. J’ai besoin d’argent.

Le garçon traina la vieille mobylette et suivit le mécanicien. Quelques instants après il revient vers son père.

– Ils ont dit qu’ils vont l’acheter à2. 500 F

– Quoi !

– La moto là… Ils l’ont pesée.

– 2.500 F ! Ma BBCT ! Vas me ramener vite ma moto ! Ma BBCT que j’ai achetée à prix d’or et qui avait fait ma fierté ici dans Cotonou ?

– Papa, aujourd’hui là…

– Aujourd’hui là, quoi ?

– Cette moto n’a plus de valeur…

– Ferme ta bouche ! Couillon ! ça n’a plus de valeur non ? Ok c’est pour vous je faisais tout ça. Pour que vous mangez. Sinon je n’allais jamais vendre cette moto. Vas me la ramener.

Ce jour-là, Camellia a tourné dans Cotonou sans vraiment rien avoir. Il ne restait plus rien à la maison. Même pas un grain de riz ni une poignée de farine. Les casseroles étaient vides pendant qu’elle sortait le matin. Elle revint à la maison les mains et son sac à mains vides, mais elle a réussi à avoir une promesse. Une ancienne connaissance rencontrée fortuitement à qui elle a posé son problème lui a promis un transfert d’argent sur son compte mobile le soir.

Elle revint à la maison, attendant ce transfert.

Cette nuit-là donc, assise sur le banc et adossée au mur de la cuisine et observant son papa et ses frères qui eux aussi attendent ce fameux transfert pour que leur ‘’maman’’ leur donne à manger, elle ne guettait que le ‘’griiing’’ annonçant le message du transfert.

Déjà le plus petit était entrain de geindre, se tordant de douleur, tenant son ventre et pleurnichant qu’il avait faim. Son aîné ne disait rien, mais sa grande-sœur savait qu’il avait aussi très faim. Il jouait juste le garçon. Le papa aussi… Tous étaient dans le noir.

Ce message de transfert d’argent ne venait pas. A force d’allumer son portable et de consulter son solde, la batterie se vidait.

Il sonnait déjà 22 heures de la nuit. Rien, pas de transfert. Le second garçon plusieurs fois s’est levé pour aller chercher de l’eau à boire. Il baillait et titubait. Pendant que son frère continuait de geindre. Le vieux, quand à lui à commencer par tourner sa tête vers sa fille Camellia qui a le regard et l’esprit ailleurs. Le portable va s’éteindre d’un instant à l’autre. Pourtant Chimène a promis lui faire le transfert au plus tard à 19 heures… N’ayant pas d’unités, Camellia l’a bipé plusieurs fois sans succès.

Il est maintenant 22 heures 30 minutes ! Et le portable s’est éteint avec le jingle de fermeture Nokia. Pffff… Le spectacle sur la natte n’était pas agréable. Le vieux vu son état doit manger pour avaler une pilule. Camellia aussi avait faim, mais c’est le sort de ses frères et de son papa qui la préoccupe.

Les corps étaient dans l’obscurité opaque. Des corps affamés, presque mourant d’inanition. Camellia leva les yeux au ciel. Pendant, près de 10 minutes, elle avait le visage levé au ciel. Toujours assise, les deux mains tenant le banc, sa belle et pleine poitrine dégagée, un peu cambrée, mais visage au ciel. Un visage d’une expression indescriptible comme pour percer le mystère qui se cachait au-delà.

L’ex cheminot des chemins de fer Agbakin Govi de loin, observa sa fille et ne comprit pas ce manège. Qu’a-t-elle ? Et que se passe-t-il avec elle ?

Subitement, Camellia se leva du banc, entra dans la chambre, chercha et trouva le reste d’une bougie qu’elle alluma, prit une douche, mit une petite robe et rien en dessous. Elle peigna en arrière sa chevelure fournie, passa un parfum bon marché sous les aisselles, et sortit. Son papa la voyant ainsi sortir le lui lança :

– Où vas-tu Camo ?

– J’arrive papa. Je reviens et vous allez manger. Tani et Rico, tenez bon jusqu’à ce que je revienne. Vous allez manger à mon retour.

Agbakin voulut se lever mais… Ses jambes ne le portaient plus. Il secoua la tête et se mit à pleurer en silence. Les petits ne doivent pas savoir qu’il pleure.

A 23 heures, belle et plantureuse Camellia déboucha sur Zogbo carrefour, ancienne boulangerie, prit les pavés menant vers le stade de l’Amitié de Cotonou. Elle marchait d’une démarche de féline avec un déhanchement… La robe qu’elle portait moulait son somptueux corps, et on entrevoyait les graines de perles. Sa démarche était mécanique, le regard droit devant. Il n’en fallait pas plus pour créer un chamboulement chez automobilistes et motocyclistes. Des risques d’accidents et des injures entre usagers de la route. Les piétons se retournaient pour la regarder. Certains se grattaient l’entrejambes, hésitant à l’aborder. On lui fit des appels de klaxons. Certains s’arrêtaient à son niveau, mais elle continuait à marcher en se déhanchant en direction du stade.

Camélia a décidé de vendre son sexe cette nuit. Ne serait-ce pour une heure, de quoi avoir de l’argent pour nourrir sa famille cette nuit. Mais une fois sur la route, elle refuse de s’arrêter et de répondre aux nombreuses sollicitations. Avec ce corps et cette fraicheur, elle pouvait gagner plus, en une heure d’ébats sexuels. Curieusement, elle reste sourde, marchant comme un robot, incapable de s’arrêter.

Juste après le 10ème arrondissement de Cotonou, une Range Rover noire la poursuit et roule auprès d’elle. Elle n’y prêtait pas attention et continuait à marcher. La Range Rover noire la coince contre le trottoir, l’obligeant à s’arrêter.

Le conducteur baissa sa vitre et l’invita à monter à bord. Elle resta figée et fixa droit devant elle. Tout autour, d’autres attendaient que le monsieur de la Range échoue pour sauter sur la proie. Le conducteur ouvrit la portière et Camellia se glissa à l’intérieur.On entendit des coups de klaxons ainsi que des jurons et les autres s’éparpillèrent comme des vautours.

Le conducteur de la Range, observa cette belle filles aux belles formes et saliva. Il posa une main sur la cuisse de la fille et sentit une décharge, sûr que la nuit va être chaude et torride. Camélia avait la tête baissée. Le monsieur essayait de lui parler, la rassurant qu’il va bien la payer si elle acceptait de le suivre à l’hôtel. Camellia ne faisait que pleurer. Elle coulait de chaudes larmes… Le monsieur ne comprenait rien. Il ouvrit le coffre de sa voiture et sortit une liasse de billets de banque qu’il brandit devant la fille.

« Tu vois, j’ai l’argent. Ne t’inquiète pas. Tu ne vas pas regretter de me suivre à l’hôtel.Camellia sentit l’odeur des billets de 10. 000 F. Elle qui voulait juste 2.000 f pour manger cette nuit avec sa famille.

Subitement, elle ouvrit la portière, sortit du véhicule et courut en direction de la maison du Colonel AZONYHO. Mais à quelques mètres, elle s’arrêta net ! Elle revit dans sa tête la scène de la maison. Elle était debout incapable de bouger. La Range Rover la rattrapa. Le monsieur sortit cette fois-ci du véhicule et l’aida à se réinstaller. Il l’observa quelques secondes avant de lui demander :

– Mademoiselle, comment on t’appelle ?

– Camellia

– Oh joli prénom.

– Merci monsieur.

– Alors que se passe-t-il ? Pourquoi pleures-tu depuis ?

– Hmmm…

– Tu n’es pas une ‘’ kpoklé’’ ?

– C’est quoi Kpoklé ?

– Ashao, prostituée.

– Non

– Ah… Bon arrête de pleurer et dis-moi ce qui ne va pas avec toi.

– (Après un long soupir) ça ne va pas à la maison.

– Qu’est-ce qui ne va pas à la maison ? Le monsieur a dû poser la question à plusieurs reprises avant que Camelliane pointe son long index vers son ventre.

Le monsieur de la Range Rover sans mot dire, démarra en trombe, ne laissant même pas le temps à Camellia de réagir, et gara devant un restaurant de l’esplanade du stade, avec un crissement de pneus.

– Vous êtes combien à la maison ?

– Quatre. Nous sommes…

– OK Reste-là, ne bouge pas, je viens.

Il sortit du restaurant avec une dame qui l’aida à porter dans un grand sachet des plats à emporter. On mit tout dans la malle arrière.

– Tu habites où ?

– Zogbo…

– On y va.

Plus aucun mot n’est échangé durant le trajet. Avec des gestes, elle lui indiquait le chemin. La Range Roger noire s’arrêta devant la bicoque où habite la belle Camellia. Le bruit des portières de la voiture qu’on ferme a sorti son père et ses frères de leur torpeur.

– C’est ici tu habites ?

– Oui monsieur. Mon papa est là, ainsi que mes deux petits frères. Maman n’est plus…

– Je peux entrer ?

– Si vous le voulez.

Camellia sortit le gros sachet, rentre chez elle suivit du monsieur. Ses frères la voyant, se redressèrent. Le vieux aussi. « Camo, où étais-tu ? » dit-il d’une voix à peine audible. Elle les servit, chacun avec un plat à emporter avec des bouteilles de coca. Les enfants se mirent à manger avidement. Le vieux Agbakin avait son plat devant lui avec sa bouteille de coca. Mais il avait baissé la tête, une main au front… Il coulait des larmes en silence.

Camélia et le monsieur étaient debout dans le noir, à observer la scène surréaliste. Il poussa un long soupir…

– Et toi Camellia, tu ne manges pas ?

– Après. Je vais manger après. J’ai perdu l’appétit. Merci infiniment monsieur. Bon, je suis à vous à présent. Vous pouvez m’emmener à l’hôtel pour que je paye ma dette.

Pour toute réponse, le monsieur l’a saisie pas les deux bras, l’a serrée tellement fort qu’elle eut mal et cria de douleur. Le vieux et les petits observaient cette scène avec des yeux ronds, la bouche pleine.

Camellia observa le monsieur, et même dans le noir, elle décela de la rage sur son visage. Elle baissa la tête. Il va à sa voiture et revint avec une enveloppe financière, qu’il remit à la fille en plus de sa carte de visite. « Appelle-moi… » Il démarra sa voiture et partit.

Camélia resta debout dans la cour, regardant ce monsieur partir, elle tripota l’enveloppe. Ça doit être une importante somme d’argent. Dans le noir elle ne peut lire le nom. Elle se retourna et croisa le regard de son père. A côté ses deux frères se lapaient les doigts.

– Rico, ne mangeons pas tout. Gardons un peu pour demain.

– Tani, j’ai déjà fini mon plat. Mais j’ai encore un peu de coca dans la bouteille.

– D’accord, demain tu boiras ton coca et moi, je le reste de ma nourriture.

« Mangez tout et soyez repus. Et ne vous souciez pas de demain, Dieu est Grand » dit leur grande-sœur.

Elle est toujours debout, et son regard revint vers son père qui continuait de la scruter.

– Papa, il faut que tu manges pour prendre la seule pilule qui te reste. Demain matin, je vais louer un taxi et nous irons aux CNHU pour les soins.

– Et toi Camo, ne vas-tu pas manger aussi ?

– Oui je mangerai tout à l’heure, mais manges papa. Et elle alla s’assoir sur son banc, l’enveloppe financière dans sa main et la carte de visite du monsieur de la Range Rover entre les doigts.

On pouvait distinguer ces corps dans cette obscurité opaque. Le jour est déjà mort depuis longtemps. C’est le calme plat dans cette partie du quartier Zogbo. Seul le ronflement provenant de la cabane voisine du vieux menuisier troublait ce silence.

Il eut un bruit de vaisselles provenant de la cuisine. Ce sont des rats qui sont à la recherche des restes de nourriture……………..

Abalo COCOU MEDAGBE

Les affamés de Zogbo

Déjà la SBEE, la société d’énergie avait coupé l’électricité,et emporté depuis belle lurette son compteur.

Cette nuit-là toute la maisonnée était dans le noir. Pour pouvoir se déplaceret faire quelque chose, il faudra allumer la torche d’un portable Nokia vieillot dont la batterie est maintenue par une corde élastique.

Il régnait un silence de cimetière dans la maison. On pouvait juste apercevoir des têtes dans cette obscurité opaque. Il arrive qu’on entende ‘’ kpaaa’’ ! C’est un moustique irrespectueux et avide de sang qu’on essaie d’écraser contre sa cuisse ou son bras.

Camellia est assise sur un banc, adossée au mur décrépi de la cuisine. Elle se tournait les pouces, en observant tour à tour son père étendu de l’autre côté dans son fauteuil et ses deux petits frères couchés sur une natte sous le hangar.

Elle écrasa un autre moustique tellement fort que son père sursauta.

Le vieux souffla et se remit dans ses rêveries plein de remord.

Agbankin Govi fut un ancien cheminot à l’OCBN. Avant la mort de cette société de chemin de fer, il s’était déjà retrouvé à la maison, sans rien. Entre temps, il avait conduit zémidjan, taxi moto pour survivre et nourrir sa famille.

Mais souffrant de diabète non soigné et autres maladies incompréhensibles, il fut affaibli et cloué au lit. Une hypertension a fini par le paralyser, le mettant définitivement à terre. Pour se déplacer, il faut qu’on le prenne. Pas d’argent non plus pour acheter une chaise roulante.

La maison où il habite à Zogbo est une location. Bien entendu, il ne pouvait plus payer le loyer. Le propriétaire, une âme généreuse, voyant sa situation a fini par l’épargner des frais de loyer. Mais il y a environ deux semaines, ce propriétaire était venu lui annoncer qu’il a déjàvendu la maison et que le nouveau propriétaire va engager des travaux de rasages du site bientôt. Cette nouvelle a davantage aggravé la santé de Agbankin Govi, natif de Ouinhi.

L’ex cheminot de l’OCBN Agbakin, a mis du temps pour se marier. Il n’avait pas trop la chance de femmes. La plupart du temps, elles ne restaient pas longtemps. L’une d’elles avant de partir avait dit à tout le voisinage qu’il était très nul au lit et qu’il avait une odeur bizarre. Qu’il sentait le gasoil !

Il finit par en avoir une, à l’âge de 48 ans. Une vendeuse ambulante de kola et bonbons du nom de Tchédjo une femme quelconque, baladeuse, sale, qui suit juste l’horloge du temps, la quarantaine aussi et qui dit venir de la région de Bantè, en pays Ifè, au nord du Bénin.

Le couple n’eut pas très vite d’enfants. C’est cinq ans plus tard que Tchédjo conçut. Elle mit au monde une jolie fille que le père a nommée Camellia. Ce nom, il l’a gardé depuis qu’il a vu la fille de son ancien DG de l’OCBN, une beauté aussi. Le jour où Agbankin croisa Camellia la fille de son DG, c’était à l’entrée du bureau de ce dernier. Il était là depuis longtemps. La secrétaire lui avait dit d’attendre dehors.Il n’avait jamais vu la fille auparavant. Il ne savait même pas que c’était la fille du DG. Il était là avant l’arrivée de la fille. Agbankin avait le visage tellement triste que la fille lui demanda ce qui n’allait pas.« Je veux voir DG pour un problème, mais depuis… » La fille le prit par la main et directement, traversa le secrétariat pour entrer dans le bureau de son père qui était étonné de voir sa fille tenant la main d’un Agbakin.

– Camellia… Que se passe-t-il ?

– Papa, quel que soit le problème de ce monsieur, trouvez-lui la solution !

Effectivement, il avait eu solution à son problème immédiatement. Une affaire d’argent. Tout sourire, il s’était incliné pour remercier la fille qui se servait un café de l’autre côté du bureau. « Monsieur Prenez soin de vous et ne vous découragez pas. Soyez fort. Vous êtes un homme non ? »Lui lança-t-elle .Agbakin dans un sourire béatrépond en grommelant « ouais ouais »

Agbankin avait retenu le nom de la fille du DG et promis de le donner à sa fille, le jour il en aura.

Sa femme conçut enfin : une jolie fille qu’il nomma effectivement Camellia.

Le couple enchaina pour avoir deux autres garçons.

Malheureusement, Tchédjo, la femme de Agbankin, rendit l’âme lorsque le dernier garçon n’avait que deux ans….

Camellia a aujourd’hui 17ans. Grande et belle avec de très belles formes !Elle a arrêté l’école en classe de 4ème, l’année dernière, faute de moyens. Une fille de caractère.

Elle veut faire une formation en informatique. Jusqu’à une date récente, elle faisait l’entretiendans une société de gardiennage mais un matin, pendant qu’accroupie, elle nettoyait le bureau du chef personnel, ce dernier a voulu la prendre par derrière. Elle lui balança le balai au visage et sortit du bureau. Le monsieur a manigancé pour qu’on la renvoie, puis la société a pris une autre. Elle se retrouva à la maison.

L’autre grande déception, l’homme avec qui elle sortait et qui l’aidait à survivre et à supporter son père et ses deux frères encore à bas âges, a couché avec sa meilleure amie.

Du coup, elle ne veut plus entendre parler ni d’amour, ni d’amitié. Elle vit retranchée tout comme d’ailleurs sa famille qui est coupée de tout le monde. Ils sont abandonnés à eux-mêmes. Pas d’amis, pas de familles ! Personne !

Camellia était devenue à 17 ans père et mère à la maison. Son père vieillissant était invalide n’avait pas un sous. Il ne comptait que sur sa fille. Parfois, il s’enfermait et pleurait.

Il attendait seulement que la mort vienne l’emporter. Un matin, il dit à l’un de ses petits garçons de lui appeler le mécanicien du coin. Celui-ci vint. Agbakin Govi dit à son fils de sortir sa vieille mobylette BBCT.

– Mécano, voici ma mobylette. Je veux la vendre. Elle peut coûter combien ?

– Papa, cette moto, personne ne voudra l’acheter. Elle est vieille, dépassée et déjà usée. Je vous conseille de la vendre aux ‘’ gankpo gblégblé’’ (acheteurs de ferrailles) qui pullulent partout à Cotonou.

– Tu en connais un ?

– Oui, il y a un site juste vers l’église « Shékhina »

– Ok, mon garçon va te suivre et vous irez me la vendre. J’ai besoin d’argent.

Le garçon traina la vieille mobylette et suivit le mécanicien. Quelques instants après il revient vers son père.

– Ils ont dit qu’ils vont l’acheter à2. 500 F

– Quoi !

– La moto là… Ils l’ont pesée.

– 2.500 F ! Ma BBCT ! Vas me ramener vite ma moto ! Ma BBCT que j’ai achetée à prix d’or et qui avait fait ma fierté ici dans Cotonou ?

– Papa, aujourd’hui là…

– Aujourd’hui là, quoi ?

– Cette moto n’a plus de valeur…

– Ferme ta bouche ! Couillon ! ça n’a plus de valeur non ? Ok c’est pour vous je faisais tout ça. Pour que vous mangez. Sinon je n’allais jamais vendre cette moto. Vas me la ramener.

Ce jour-là, Camellia a tourné dans Cotonou sans vraiment rien avoir. Il ne restait plus rien à la maison. Même pas un grain de riz ni une poignée de farine. Les casseroles étaient vides pendant qu’elle sortait le matin. Elle revint à la maison les mains et son sac à mains vides, mais elle a réussi à avoir une promesse. Une ancienne connaissance rencontrée fortuitement à qui elle a posé son problème lui a promis un transfert d’argent sur son compte mobile le soir.

Elle revint à la maison, attendant ce transfert.

Cette nuit-là donc, assise sur le banc et adossée au mur de la cuisine et observant son papa et ses frères qui eux aussi attendent ce fameux transfert pour que leur ‘’maman’’ leur donne à manger, elle ne guettait que le ‘’griiing’’ annonçant le message du transfert.

Déjà le plus petit était entrain de geindre, se tordant de douleur, tenant son ventre et pleurnichant qu’il avait faim. Son aîné ne disait rien, mais sa grande-sœur savait qu’il avait aussi très faim. Il jouait juste le garçon. Le papa aussi… Tous étaient dans le noir.

Ce message de transfert d’argent ne venait pas. A force d’allumer son portable et de consulter son solde, la batterie se vidait.

Il sonnait déjà 22 heures de la nuit. Rien, pas de transfert. Le second garçon plusieurs fois s’est levé pour aller chercher de l’eau à boire. Il baillait et titubait. Pendant que son frère continuait de geindre. Le vieux, quand à lui à commencer par tourner sa tête vers sa fille Camellia qui a le regard et l’esprit ailleurs. Le portable va s’éteindre d’un instant à l’autre. Pourtant Chimène a promis lui faire le transfert au plus tard à 19 heures… N’ayant pas d’unités, Camellia l’a bipé plusieurs fois sans succès.

Il est maintenant 22 heures 30 minutes ! Et le portable s’est éteint avec le jingle de fermeture Nokia. Pffff… Le spectacle sur la natte n’était pas agréable. Le vieux vu son état doit manger pour avaler une pilule. Camellia aussi avait faim, mais c’est le sort de ses frères et de son papa qui la préoccupe.

Les corps étaient dans l’obscurité opaque. Des corps affamés, presque mourant d’inanition.Camellia leva les yeux au ciel. Pendant, près de 10 minutes, elle avait le visage levé au ciel. Toujours assise, les deux mains tenant le banc, sa belle et pleine poitrine dégagée, un peu cambrée, mais visage au ciel. Un visage d’une expression indescriptible comme pour percer le mystère qui se cachait au-delà.

L’ex cheminot des chemins de fer Agbakin Govi de loin, observa sa fille et ne comprit pas ce manège. Qu’a-t-elle ? Et que se passe-t-il avec elle ?

Subitement, Camellia se leva du banc, entra dans la chambre, chercha et trouva le reste d’une bougie qu’elle alluma, prit une douche, mit une petite robe et rien en dessous. Elle peigna en arrière sa chevelure fournie, passa un parfum bon marché sous les aisselles, et sortit. Son papa la voyant ainsi sortir le lui lança :

– Où vas-tu Camo ?

– J’arrive papa. Je reviens et vous allez manger. Tani et Rico, tenez bon jusqu’à ce que je revienne. Vous allez manger à mon retour.

Agbakin voulut se lever mais… Ses jambes ne le portaient plus. Il secoua la tête et se mit à pleurer en silence. Les petits ne doivent pas savoir qu’il pleure.

A 23 heures, belle et plantureuse Camellia déboucha sur Zogbo carrefour, ancienne boulangerie, prit les pavés menant vers le stade de l’Amitié de Cotonou. Elle marchait d’une démarche de féline avec un déhanchement… La robe qu’elle portait moulait son somptueux corps, et on entrevoyait les graines de perles. Sa démarche était mécanique, le regard droit devant. Il n’en fallait pas plus pour créer un chamboulement chez automobilistes et motocyclistes. Des risques d’accidents et des injures entre usagers de la route. Les piétons se retournaient pour la regarder. Certains se grattaient l’entrejambes, hésitant à l’aborder. On lui fit des appels de klaxons. Certains s’arrêtaient à son niveau, mais elle continuait à marcher en se déhanchant en direction du stade.

Camélia a décidé de vendre son sexe cette nuit. Ne serait-ce pour une heure, de quoi avoir de l’argent pour nourrir sa famille cette nuit. Mais une fois sur la route, elle refuse de s’arrêter et de répondre aux nombreuses sollicitations. Avec ce corps et cette fraîcheur, elle pouvait gagner plus, en une heure d’ébats sexuels. Curieusement, elle reste sourde, marchant comme un robot, incapable de s’arrêter.

Juste après le 10ème arrondissement de Cotonou, une Range Rover noire la poursuit et roule auprès d’elle. Elle n’y prêtait pas attention et continuait à marcher. La Range Rover noire la coince contre le trottoir, l’obligeant à s’arrêter.

Le conducteur baissa sa vitre et l’invita à monter à bord. Elle resta figée et fixa droit devant elle. Tout autour, d’autres attendaient que le monsieur de la Range échoue pour sauter sur la proie. Le conducteur ouvrit la portière et Camellia se glissa à l’intérieur.On entendit des coups de klaxons ainsi que des jurons et les autres s’éparpillèrent comme des vautours.

Le conducteur de la Range, observa cette belle filles aux belles formes et saliva. Il posa une main sur la cuisse de la fille et sentit une décharge, sûr que la nuit va être chaude et torride. Camélia avait la tête baissée. Le monsieur essayait de lui parler, la rassurant qu’il va bien la payer si elle acceptait de le suivre à l’hôtel. Camellia ne faisait que pleurer. Elle coulait de chaudes larmes… Le monsieur ne comprenait rien. Il ouvrit le coffre de sa voiture et sortit une liasse de billets de banque qu’il brandit devant la fille.

« Tu vois, j’ai l’argent. Ne t’inquiète pas. Tu ne vas pas regretter de me suivre à l’hôtel.Camellia sentit l’odeur des billets de 10. 000 F. Elle qui voulait juste 2.000 f pour manger cette nuit avec sa famille.

Subitement, elle ouvrit la portière, sortit du véhicule et courut en direction de la maison du Colonel AZONYHO. Mais à quelques mètres, elle s’arrêta net ! Elle revit dans sa tête la scène de la maison. Elle était debout incapable de bouger. La Range Rover la rattrapa. Le monsieur sortit cette fois-ci du véhicule et l’aida à se réinstaller. Il l’observa quelques secondes avant de lui demander :

– Mademoiselle, comment on t’appelle ?

– Camellia

– Oh joli prénom.

– Merci monsieur.

– Alors que se passe-t-il ? Pourquoi pleures-tu depuis ?

– Hmmm…

– Tu n’es pas une ‘’ kpoklé’’ ?

– C’est quoi Kpoklé ?

– Ashao, prostituée.

– Non

– Ah… Bon arrête de pleurer et dis-moi ce qui ne va pas avec toi.

– (Après un long soupir) ça ne va pas à la maison.

– Qu’est-ce qui ne va pas à la maison ? Le monsieur a dû poser la question à plusieurs reprises avant que Camelliane pointe son long index vers son ventre.

Le monsieur de la Range Rover sans mot dire, démarra en trombe, ne laissant même pas le temps à Camellia de réagir, et gara devant un restaurant de l’esplanade du stade, avec un crissement de pneus.

– Vous êtes combien à la maison ?

– Quatre. Nous sommes…

– OK Reste-là, ne bouge pas, je viens.

Il sortit du restaurant avec une dame qui l’aida à porter dans un grand sachet des plats à emporter. On mit tout dans la malle arrière.

– Tu habites où ?

– Zogbo…

– On y va.

Plus aucun mot n’est échangé durant le trajet. Avec des gestes, elle lui indiquait le chemin. La Range Roger noire s’arrêta devant la bicoque où habite la belle Camellia. Le bruit des portières de la voiture qu’on ferme a sorti son père et ses frères de leur torpeur.

– C’est ici tu habites ?

– Oui monsieur. Mon papa est là, ainsi que mes deux petits frères. Maman n’est plus…

– Je peux entrer ?

– Si vous le voulez.

Camellia sortit le gros sachet, rentre chez elle suivit du monsieur. Ses frères la voyant, se redressèrent. Le vieux aussi. « Camo, où étais-tu ? » dit-il d’une voix à peine audible. Elle les servit, chacun avec un plat à emporter avec des bouteilles de coca. Les enfants se mirent à manger avidement. Le vieux Agbakin avait son plat devant lui avec sa bouteille de coca. Mais il avait baissé la tête, une main au front… Il coulait des larmes en silence.

Camélia et le monsieur étaient debout dans le noir, à observer la scène surréaliste. Il poussa un long soupir…

– Et toi Camellia, tu ne manges pas ?

– Après. Je vais manger après. J’ai perdu l’appétit. Merci infiniment monsieur. Bon, je suis à vous à présent. Vous pouvez m’emmener à l’hôtel pour que je paye ma dette.

Pour toute réponse, le monsieur l’a saisie pas les deux bras, l’a serrée tellement fort qu’elle eut mal et cria de douleur. Le vieux et les petits observaient cette scène avec des yeux ronds, la bouche pleine.

Camellia observa le monsieur, et même dans le noir, elle décela de la rage sur son visage. Elle baissa la tête. Il va à sa voiture et revint avec une enveloppe financière, qu’il remit à la fille en plus de sa carte de visite. « Appelle-moi… » Il démarra sa voiture et partit.

Camélia resta debout dans la cour, regardant ce monsieur partir, elle tripota l’enveloppe. Ça doit être une importante somme d’argent. Dans le noir elle ne peut lire le nom. Elle se retourna et croisa le regard de son père. A côté ses deux frères se lapaient les doigts.

– Rico, ne mangeons pas tout. Gardons un peu pour demain.

– Tani, j’ai déjà fini mon plat. Mais j’ai encore un peu de coca dans la bouteille.

– D’accord, demain tu boiras ton coca et moi, je le reste de ma nourriture.

« Mangez tout et soyez repus. Et ne vous souciez pas de demain, Dieu est Grand » dit leur grande-sœur.

Elle est toujours debout, et son regard revint vers son père qui continuait de la scruter.

– Papa, il faut que tu manges pour prendre la seule pilule qui te reste. Demain matin, je vais louer un taxi et nous irons aux CNHU pour les soins.

– Et toi Camo, ne vas-tu pas manger aussi ?

– Oui je mangerai tout à l’heure, mais manges papa. Et elle alla s’assoir sur son banc, l’enveloppe financière dans sa main et la carte de visite du monsieur de la Range Rover entre les doigts.

On pouvait distinguer ces corps dans cette obscurité opaque. Le jour est déjà mort depuis longtemps. C’est le calme plat dans cette partie du quartier Zogbo. Seul le ronflement provenant de la cabane voisine du vieux menuisier troublait ce silence.

Il eut un bruit de vaisselles provenant de la cuisine. Ce sont des rats qui sont à la recherche des restes de nourriture……………..

Abalo COCOU MEDAGBE